CHAPITRE DIX-HUIT

La première chose dont j’eus conscience quand je revins à moi, c’était le contact des draps frais contre mon corps nu. Tout en moi me criait de garder les yeux fermés, de continuer à respirer régulièrement. En d autres termes, de faire comme si j’étais encore évanouie.

Demeurant aussi immobile que possible, j’essayai de faire le point de la situation. La longue blessure sur ma poitrine me faisait beaucoup moins mal que tout à l’heure. L’Esprit, l’Air, l’Eau et le Feu ne m’avaient pas quittée : ils étaient là, apaisants, revigorants. Je fus prise d’inquiétude pour mes amis. « Retournez vers eux ! » ordonnai-je en silence, et les éléments obéirent comme à contrecœur. Tous sauf l’Esprit. Je réprimai un soupir. « Esprit, va rejoindre Aphrodite. Reste auprès d’elle. » Il disparut à son tour.

Je dus faire un mouvement involontaire, car j’entendis la voix de Neferet.

— Elle a bougé. Je pense qu’elle ne va pas tarder à se réveiller.

J avais l’impression quelle faisait les cent pas dans la pièce.

— Je continue de croire que nous n’aurions pas dû la sauver, reprit-elle. Elle était à moitié morte quand elle est arrivée ; nous aurions facilement pu expliquer notre prétendu échec.

— Si ce que tu m’as dit est vrai, si elle peut contrôler les cinq éléments, elle est trop importante pour qu’on la laisse périr, répondit Kalona.

— C’est la vérité absolue. Elle les contrôle tous.

— Alors, elle peut nous servir. Pourquoi ne pas lui faire part de notre vision du futur ? Son soutien à notre cause influencerait les membres du conseil récalcitrants.

« Leur vision du futur ? Influencer le conseil ? Le grand conseil des vampires ? Bon sang ! »

— Nous n’aurons pas besoin d’elle, mon amour, susurra Neferet d’une voix suave, sûre d’elle. Notre plan va réussir. Zœy n’utilisera jamais ses pouvoirs à notre profit. Elle est beaucoup trop attachée à la déesse.

— Oh, cela peut changer.

Malgré ce que je venais d’entendre, j’étais hypnotisée par sa voix, chaude et veloutée.

— Je connais une prêtresse dont l’attachement à la déesse a été brisé…, poursuivit-il.

— Elle est trop jeune pour ouvrir les yeux sur des possibilités plus fascinantes, comme je l’ai fait, répliqua Neferet.

J’entrouvris les paupières et constatai qu’il la tenait dans ses bras.

— Zœy sera toujours notre ennemie, continua-t-elle. Le jour viendra où l’un de nous deux devra la tuer.

Kalona ricana.

— Quelle exquise créature assoiffée de sang ! De la patience, ma reine ! Si la jeune prêtresse ne nous est d’aucune utilité, alors, bien entendu, nous nous débarrasserons d’elle. En attendant, je vais m’employer à briser les chaînes qui l’entravent.

— Non ! Je ne veux pas que tu t’approches d’elle !

— Tu ferais bien de ne pas oublier qui est le maître ici. Je ne tolérerai pas qu’on me donne des ordres ou qu’on m’emprisonne ! Plus jamais. Moi, je ne suis pas ta déesse impotente ; ce que j’offre, je peux l’enlever à tout instant !

Sa sensualité avait cédé la place à une froideur terrible.

— Ne te mets pas en colère, supplia Neferet d’une voix contrite. C’est juste que je ne peux supporter l’idée de te partager.

— Alors, ne me contrarie pas ! cria-t-il.

— Viens avec moi, sortons de cette pièce, et je te promets de me faire pardonner, dit-elle, aguicheuse.

J’entendis des bruits de baisers, humides et dégoûtants, qui me donnèrent envie de vomir.

Au bout d un moment beaucoup trop long à mon goût, Kalona reprit la parole.

— Va dans ta chambre et prépare-toi à me recevoir. Je ne vais pas tarder à te rejoindre.

Je m’attendais qu’elle hurle : « Non ! Viens avec moi maintenant ! », mais sur ce coup-là, elle me surprit.

— Dépêche-toi, mon ange noir, souffla-t-elle.

Puis je perçus le bruissement de sa robe, la porte se referma.

« Elle le manipule ! » songeai-je.

Je me demandai si Kalona s’en rendait compte. Un immortel n’était sans doute pas dupe des petits jeux d’une grande prêtresse vampire. Alors, je me souvins qu’elle m’était apparue dans l’arbre, devant la gare. Comment s’y était-elle prise ?

« Peut-être que se tourner vers le côté obscur lui a conféré de nouveaux pouvoirs ; peut-être n’est-elle pas seulement une grande prêtresse déchue. Qui sait ce qu’est en réalité la reine Tsi Sgili ? »

Un bruit près de mon lit interrompit mes pensées. Je restai immobile. Mon premier réflexe fut de retenir mon souffle, mais je me forçai à respirer régulièrement pour ne pas éveiller de soupçons.

Je sentais les yeux de Kalona sur moi. Heureusement que le drap était remonté pudiquement sur ma poitrine et que j’étais bien bordée !

Je sentais aussi le froid qui émanait de son corps. Il devait se tenir juste à côté de moi. J’entendis le froissement de plumes, et je l’imaginai en train de déplier ses superbes ailes noires. S’apprêtait-il à les enrouler autour de moi, comme dans mon rêve ?

Et voilà. Je ne pus tenir. Persuadée que j’allais contempler son visage d’une perfection indescriptible, j’ouvris les yeux – et sursautai en découvrant les traits effrayants de Rephaim. Penché au-dessus de moi, à quelques centimètres de mon visage, il dardait sa langue vers moi.

Ma réaction fut automatique, et plusieurs choses se produisirent en même temps.

Je poussai un cri perçant, serrai les draps contre ma poitrine et reculai si violemment que je me cognai contre la tête de lit. La créature siffla et déplia ses ailes, prête à se jeter sur moi. A cet instant, la porte s’ouvrit à toute volée. Darius entra comme une furie et, d’un geste aussi gracieux que fatal, sortit son poignard de la poche de sa veste en cuir et le lança. La lame se planta dans la poitrine du mutant, qui hurla et tituba, agrippant le manche incrusté de perles.

— Tu oses attaquer mon fils !

En deux grandes enjambées, Kalona fut sur Darius. Avec une force surhumaine, il prit le combattant à la gorge et le souleva du sol. Kalona était si grand, ses bras étaient si longs et musclés qu’il n’eut aucun mal à coller Darius au plafond. Les jambes du combattant s’agitaient spasmodiquement alors qu’il tentait de se libérer en frappant les épaules massives de Kalona.

— Arrêtez ! Ne lui faites pas de mal !

J’enroulai le drap autour de moi, me levai et m’approchai d’eux, chancelante. Je dus plonger sous l’une des ailes de Kalona pour atteindre Darius.

Je ne sais pas ce que j’avais en tête : même si j’avais été en pleine possession de mes moyens, je n’aurais pas fait le poids contre l’immortel. J’avais beau lui hurler dessus et le cogner au flanc, je n’étais pour lui qu’un moustique irritant.

En regardant son visage, je vis ses yeux ambrés flamboyer. Ses dents étaient retroussées dans un sourire carnassier, et je compris qu’il prenait plaisir à ôter la vie à Darius.

A ce moment, la véritable nature de Kalona me fut révélée. Ce n’était pas un héros malheureux qui attendait que l’amour fasse ressortir ses bons côtés. Il n’avait pas de bons côtés. Qu’il ait ou non toujours été ainsi n’avait pas d’importance. Ce qu’il était devenu, c’était le mal incarné. Le charme qu’il avait jeté sur moi se brisa comme un rêve fait de glace. J’espérais de tout cœur que personne ne pourrait jamais le réparer.

J’inspirai à fond, levai les mains au ciel, les paumes écartées, sans me soucier de retenir le drap, qui tomba à mes pieds. Avec le peu de force qu’il me restait, j’invoquai le Feu et l’Air.

J’entrevis brièvement Damien et Shaunee, concentrés, les yeux fermés, combinant leurs pouvoirs pour donner plus de puissance à leur élément.

— Faites que l’homme ailé relâche Darius ! m’écriai-je.

Aussitôt, une bourrasque projeta Kalona en arrière. Un étrange crépitement se fit entendre quand le vent chaud toucha sa peau, et un nuage de vapeur l’entoura.

Darius s’effondra lourdement par terre. Haletant, il essayait de se relever pour me protéger de Kalona et de Rephaim. Je pouvais tout juste maîtriser ma respiration et cligner des yeux pour chasser les points noirs qui envahissaient mon champ de vision. Le Feu et l’Air étaient partis, et j’avais du mal à tenir debout.

Soudain, un mouvement attira mon attention, et je jetai un coup d’œil vers la porte ouverte. J’en restai bouche bée : Stark avait fait irruption dans la pièce, une flèche déjà encochée dans son arc pointée sur Darius. Il me regardait en secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées.

Une vague de bonheur déferla sur moi : il semblait redevenu lui-même ! Ses yeux avaient perdu leur couleur rouge luisante, ses joues n’étaient plus creuses, et il avait repris du poids.

Alors, je me rendis compte que je me tenais complètement nue devant lui. J’attrapai le drap et je m’en enveloppai en toute hâte, écarlate de honte.

Il retrouva ses esprits plus vite que moi et visa de nouveau Darius.

— Stark ! Ne tire pas ! criai-je.

Je ne tentai pas de faire un bouclier de mon corps : si Stark tirait, il ne le manquerait pas, quoi que je fasse. Contrairement à Kalona, ma déesse ne reprenait jamais les dons qu’elle avait accordés.

— Si tu veux punir la personne qui m’a fait voler à travers la pièce, c’est la prêtresse que tu vas tuer, pas le combattant, intervint Kalona.

Il s’était relevé et s’exprimait avec calme. Néanmoins, sa poitrine était rouge, comme s’il avait attrapé un coup de soleil, et de petites volutes de vapeur s’en élevaient toujours.

— Ce n’est pas elle que je veux voir morte, déclara Stark, c’est lui !

Je me tournai vers lui, implorante.

— Darius ne faisait que me défendre ! C’est un Corbeau Moqueur qui m’a fait ça, dis-je en désignant la longue cicatrice sur ma poitrine. Quand le combattant m’a entendue hurler, et qu’il a vu Rephaim penché sur moi, il a cru qu’il m’attaquait, et il s’est précipité à mon secours.

Kalona avait tendu la main vers Stark pour lui interdire de tirer. Je sursautai : il avait rajeuni !

Lorsqu’il avait été libéré de sa prison souterraine, il m’était apparu comme un homme, avec d’immenses ailes noires, mais un homme quand même, qui avait entre trente et cinquante ans. Or, là, il avait changé. Maintenant, il semblait en avoir tout au plus une vingtaine.

Il cessa de me dévisager et pivota lentement vers Rephaim, qui s’était affalé dans un coin de la pièce, ses affreuses mains humaines serrées autour du couteau planté dans son poitrail d’oiseau.

— Est-ce vrai, mon fils ? Un de mes enfants a-t-il blessé la prêtresse ?

— Je ne peux le savoir, père, haleta la créature. Toutes les sentinelles ne sont pas rentrées.

— C’est bien un Corbeau Moqueur qui a failli tuer Zœy, intervint Darius.

— Evidemment, combattant, railla Kalona. Tu ne vas pas prétendre le contraire.

— Je vous donne ma parole de Fils d’Érebus que c’est la vérité. Vous avez vu la blessure de Zœy. Je suis sûr que vous savez reconnaître la marque des serres de vos propres enfants.

Darius ne cherchait pas la bagarre, comme l’aurait fait le premier adolescent venu (eh oui, Erik, Heath, c’est bien de vous que je parle !). Il me protégeait encore. Si Kalona apprenait qu’un Corbeau Moqueur avait voulu me tuer, il hésiterait peut-être à me laisser seule avec eux. Du moins, s’il tenait toujours à ce que je reste en vie…

Kalona s’approcha de moi. Je restai immobile, les yeux rivés sur sa poitrine nue. Lentement, sans toucher

ma peau, il suivit avec un doigt le contour de ma blessure.

— C’est bien la marque d’un de mes fils, déclara-t-il. Stark, épargne-le, pour cette fois.

Je poussai un long soupir de soulagement.

— Bien entendu, je ne peux le laisser s’en tirer sans punition. Mais je préfère m’en charger moi-même.

Je ne compris pas le sens de ces mots jusqu’à ce qu’il fasse volte-face et arrache le couteau de la poitrine de Rephaim. Puis, aussi agile qu’un cobra, il entailla la joue de Darius, qui n’eut même pas le temps de faire un geste.

Le combattant tituba et tomba à terre alors que son sang jaillissait en une giclée écarlate.

Je hurlai et tentai de le rejoindre, mais la main glaciale de Kalona me retint. Je fixai l’immortel dans les yeux, espérant que la colère et l’horreur que je ressentais l’emporteraient sur son affreux pouvoir de séduction.

Or il ne m’attirait plus ! Son charme n’opérait plus sur moi ! Malgré sa jeunesse et sa beauté surnaturelle, je ne voyais plus en lui qu’un ennemi redoutable. Il dut lire le triomphe dans mon regard car, soudain, son expression belliqueuse se mua en un sourire entendu. Il se pencha vers moi.

— N’oublie pas, ma petite A-ya, que le Fils d’Erebus peut te protéger de tous, sauf de moi. Même les éléments ne m’empêcheront pas de récupérer ce qui m’appartient.

Il pressa ses lèvres contre les miennes. Leur goût sauvage me fit l’effet d’un blizzard qui glaça mon âme. Un désir interdit me submergea. Son baiser me fit tout oublier : Stark, Darius, même Erik et Heath.

Quand il me relâcha, mes jambes cédèrent sous mon poids. Je tombai par terre alors qu’il sortait de la pièce en riant, son fils préféré clopinant derrière lui.

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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